Entrevue d’Albert Memmi a propos du roman Le Désert, ou La Vie et les Aventures de Jubaïr Ouali El-Mammi (Gallimard, 1977)
Par Jacques Roumani
Décembre, 1978
Transcription de Chantal Assoulen
Assistance technique de Vivienne Roumani-Denn

Cette entrevue, enregistrée en cassette, est restée parmi mes papiers pendant plusieurs décennies. Feu mon mari, compatriote d’Albert Memmi, était allé à Paris pour faire cette entrevue dans l’appartement de Memmi, plein de ses livres et de souvenirs de son enfance en Tunisie. Quelques brins ne sont plus de bonne qualité, et nous les avons du sauter—Judith Roumani.


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Albert Memmi : Alors on va commencer si vous voulez.

Jacques Roumani : . . . Avez-vous suivi ce que Ibn Khaldoun a écrit à propos de la communauté juive qui vivait au Maroc ? . . . quel ministre a été Ibn Khaldoun ?

A.M. : Le personnage d’abord. Il y a deux choses qui m’ont induit à écrire le livre. Enfin il n’y a pas deux choses, il y a des milliers de choses, mais sur votre question précise, le personnage d’Ibn Khaldoun m’a intéressé c’est vrai, parce que c’est un historien, c’est quelqu’un qui a un rôle politique, mais finalement ce n’était pas l’essentiel. L’essentiel pour lui c’était l’écriture, ce qu’il a laissé historiquement c’est l’écriture. En plus c’est quelqu’un qui a connu Tamerlan. Au niveau des dates ça allait assez bien avec ce que je voulais. Le personnage m’a séduit aussi par son élégance intellectuelle. Mais il n’y a pas qu’Ibn Khaldoun. Je dois dire qu’il me fallait surtout un prince déchu, un prince qui a perdu son royaume. Pourquoi ? Peut-être pour des raisons personnelles—naturellement, comme tout romancier. Le thème du prince déchu m’occupe évidemment dans La Terre Intérieure (1976) puisque les artisans sont des princes. Dans La Terre Intérieure je montre que les artisans sont des espèces de princes. Peut-être à rapprocher aussi de l’idée que chaque père de famille est prince d’Israël le vendredi soir. Il y a là un certain nombre de thèmes qui se croisent et s’entrecroisent. Enfin l’idée d’un prince spirituel. Voilà. Et Ibn Khaldoun est un peu ça pour moi. C’est peut-être faux dans l’histoire, mais c’est l’idée d’un prince de l’esprit si vous voulez.

J.R. : oui vous avez dit aussi qu’Ibn Khaldoun traite de sujets berbères, de la société autochtone.

A.M. : oui il est certain qu’Ibn Khaldoun traite de la société berbère et de l’arrivée des Arabes. Donc c’est exactement ça la situation de mon héros et de moi aussi en un sens. C’est quelqu’un qui appartient à un vieux fond de population et qui a à régler des problèmes avec les Arabes. Voilà au fond le fond du problème.

Le Royaume maintenant. Ce n’est pas totalement un mythe non plus. C’est à la fois un mythe et une réalité. C’est au fond toute la pensée juive autour du paradis perdu, pas seulement juive d’ailleurs mais ça existe dans beaucoup de peuples l’idée de royaume perdu, de la patrie perdue, des implications psychanalytiques surement, voire sociologiques ou historiques. Il me fallait donc un royaume qui soit en Afrique du Nord, qui soit un royaume juif et qui a été perdu. Et ça je dois vous dire que ce n’est pas un pur mythe. Il y a eu des royaumes juifs en Afrique du Nord et je dois même préciser que dans la carte que je fais au début du livre -- j’ai essayé de faire une carte imaginaire, plus ou moins imaginaire. Mais à l’endroit où je situe mon roman il y a eu très probablement un royaume juif de berbères judaïsés. Ce n’est pas une pure invention. Vous savez qu’il y a eu au moins trois royaumes juifs en Afrique du Nord. On croit qu’il n’y a eu que le royaume d’Israël. Je crois qu’il y a eu beaucoup plus d’états juifs qu’on ne le dit.

J.R. : mais ce n’est pas dans le même sens dont Koestler parle du royaume des Khazars. Ce n’est pas ça ?

A.M. : Non, ce n’est pas ça, mais là je ne veux pas m’avancer. Je connais mal cette histoire des Khazars. Ce que je peux dire c’est que pour nous . . . . d’ailleurs pourquoi ramener cette histoire-là à celle des juifs d’Occident ? L’effort que je fais moi et qui permet d’ajouter quelque chose à votre question. Finalement, Le Désert et un peu Le Scorpion (1969) déjà c’est une tentative de montrer que les juifs du Maghreb et d’Orient ont également une histoire qui remonte à très loin avec des aventures guerrières, des péripéties de civilisation, alors que jusqu’à présent on voyait seulement l’arrière-plan des juifs d’Occident. C’est vrai, pour l’Occident on connait beaucoup plus en vérité. Mais il y a tout ce qui s’est passé en Occident à tous les siècles, les tribulations des Juifs qu’il fallait légitimement montrer. Je ne veux pas faire de xénophobie interne. Je dis simplement qu’avec Le Désert, et avec Le Scorpion un peu, j’essaie de montrer qu’il y a comme on dit une histoire de Geste, la Grande Geste des Juifs du Maghreb. Il y a une grande histoire dont j’essaie de présenter quelques pans, quelques morceaux.

J.R. : comme vous avez dit cette histoire a existé. On n’a pas les sources. Et même les historiens arabes ont ignoré cette histoire sauf les voyageurs.

A.M. : c’est ça. Le problème c’est que nous n’avons pas beaucoup de sources citées. Nous en avons surement plus qu’on ne le croit. Parce que généralement les seules sources que nous ayons sont les historiens arabes et les Arabes en parlent très peu. C’est vrai que les vainqueurs parlent peu des vaincus. Mais nous avons plus de choses qu’on ne croit. Tout n’a pas été dépouillé. Il est possible que nous ayons d’autres lumières. Cela dit je précise bien que dans Le Désert je n’ai pas voulu faire une œuvre historienne. D’ailleurs je ne suis pas qualifié pour ça. Je ne suis pas historien, J’ai voulu faire une sorte de construction imaginaire. Donc là j’ai le droit de tout faire.

J.R. : Et El-Milli ?

A.M. : non El-Milli, ça n’a pas existé. Mon imagination à moi c’est le résumé si vous voulez des historiens arabes. C’est un peu le prototype des historiens arabes.

J.R. : il y avait d’autres historiens ?

A.M. : oui d’autres historiens. Tout le monde et personne. J’ai lu tout ce que l’on peut lire sur la question. C’est à dire tous les historiens arabes et tous les grands historiens européens qui ont fait maintenant des histoires du Maghreb plus ou moins hypothétiques d’ailleurs. Encore une fois il y a très peu de choses. C’est ça le drame. Il y a très peu de choses sur les populations juives alors que finalement la présence juive en Afrique du Nord est une présence ininterrompue depuis probablement les Phéniciens, quels que soient les détails en particulier, les textes scientifiques. Mais ce qui est fabuleux est qu’il y a une présence juive ininterrompue depuis les temps les plus anciens et qu’on en a des traces de temps en temps. Il n’y a pas une histoire complète, sérieuse, de cette présence.

J.R. : Et les ouvrages d’André Chouraqui ?

A.M. : Oui Chouraqui m’a servi. Hirschberg m’a servi. Nahum Shlouschz m’a servi. J’ai fait le maximum de lectures possible. En fait je dois vous dire qu’un romancier n’est pas, encore une fois, un historien. C’est-à-dire . . . . Nous abordons votre troisième question : voulez-vous révéler votre méthode. C’est-à-dire que les faits historiques ne servent pas tellement comme faits mais comme détonateurs, comme catalyseurs, comme inducteurs, c’est-à-dire que quand je lis l’histoire d’une bataille par exemple, même si elle n’a pas absolument été entreprise par les Berbères juifs, qu’elle a été faite par d’autres Berbères contre les Arabes par exemple, et bien je l’arrange un peu pour la faire entrer dans mon histoire. Si un portrait de femme me convient dans mon récit je le prends. Vous savez là il faut faire attention. Il est arrivé que je prenne la Circassienne blonde que je décris quelque part, je l’ai vue dans le métro à Paris. Bien entendu. C’est une femme superbe que j’ai vue dans le métro et qui me paraissait correspondre au personnage que je cherchais. La petite Dolorès dont Jubaïr Ouali tombe amoureux, cette petite brune aux yeux très noirs. Là pour le moment c’est une de mes étudiantes ou plutôt c’est plusieurs de mes étudiantes que j’ai condensées en une, etc. Ça c’est la chance du romancier.


Courtesy of Albert Memmi

Alors la question quatre : vous voyez ce qu’est Jubaïr Ouali El-Mammi. C’est à la fois l’ancêtre de ma famille et c’est le héros qui résume l’épopée des Juifs du Maghreb. C’est le condensé du héros, de ce que pourrait être un prince des Juifs du Maghreb qui n’existe pas dans la littérature. On a tendance à voir dans les Juifs du Maghreb des gens pauvres, misérables, des petites gens…C’est vrai d’ailleurs. Dans l’ensemble c’est devenu une histoire de misère. Mais on n’a pas assez vu qu’en même temps il y avait un aspect de principauté. Il y a quand même un royaume, des royaumes juifs. Et Jubaïr Ouali El-Mammi …c’est ça que j’ai voulu faire, l’aspect glorieux.

J.R. : C’est-à-dire que vous avez voulu faire de votre ancêtre quelque chose de glorieux ?

A.M. : je crois que c’était une période de gloire.

J.R. : Que ça a existé ?

A.M. : Ça a existé je crois. C’est ce que j’essaie de publier dans Le Désert. Il y a eu dans l’histoire des juifs du Maghreb, vers la fin, avec leur écrasement, leur lessivage, ils sont devenus des pauvres communautés misérables, isolées, peureuses etc. Même s’ils ont connu un peu de répit avec l’arrivée des Européens. Ils ont été protégés par les Européens. Mais même à ce moment-là ils étaient humiliés. Ils étaient sous la protection, sous la domination des Européens, des Français, des Anglais, des Italiens… C’était des gens de deuxième catégorie. C’était ça leur destin. Mais j’ai voulu montrer dans Le Désert qu’il y a aussi un autre aspect. C’est un aspect, au contraire, de gloire, de commandement, de guerre. Et historiquement c’est la vérité. C’est la vérité que les nomades juifs ont été probablement de grands nomades, de chameliers terribles qui se battaient à la lance, qui tuaient les gens tranquillement et qui étaient aussi terribles, aussi menaçants, aussi glorieux que les autres grands nomades. C’est ça que j’ai voulu montrer dans Le Désert aussi.

Bon alors question cinq. La médaille punique décrite dans Le Scorpion existe-t-elle ? Elle existe absolument. Je peux vous la montrer. Je vais vous la montrer tout à l’heure d’ailleurs, si vous voulez.

Voilà. Ce n’est pas moi qui l’ai trouvée dans la bibliothèque de Carthage, c’est un conservateur de la bibliothèque de Tunis qui l’a trouvée et qui me l’a envoyée. C’est une médaille tout à fait authentique. Donc je vous montre bien que la présence juive est une présence réelle, une présence authentique. Là-dessus les historiens ne font pas de problème. Ils le savent, ils le disent, simplement ça n’est pas entré dans l’esprit des gens. Avec un roman c’est plus facile.

Oui, alors, question six : je n’ai pas parlé suffisamment du coté religieux dans le livre, ni spécifiquement religieux. Plus culturel. Alors là il y a un problème. Je n’ai pas non plus voulu faire un roman juif. J’aurais pu le faire, j’aurais pu insister plus. Mais je voulais en même temps faire un roman qui soit aussi le roman de la Berbèrie si vous voulez ; La Berbèrie qui était au fond soumise, conquise, reconquise, convertie, reconvertie par les apports étrangers jusqu’à l’arrivée des Européens. Alors si j’avais fait du héros uniquement un prince juif de manière ouverte, il y a assez de signes dans le roman pour le montrer. Mais si j’avais fait uniquement ça il aurait perdu de sa force symbolique. Il serait devenu uniquement l’histoire de ce prince juif. J’ai voulu exprès en faire un symbole plus large, le symbole d’un prince écrasé par un envahisseur plus puissant. Cela dit vous savez j’ai assez écrit de livres qui montraient que j’étais un écrivain juif pour avoir le droit de temps en temps de ne pas….

J.R. : oui bien sûr. Mais il y a dans le roman un certain moment où le prince est invité par le roi à changer sa religion et ou….

A.M. : Il refuse.

J.R. : oui il refuse.

A.M. : bien sur la dimension religieuse est là mais elle est discrète. Mais elle existe. Pour le lecteur qui sait lire, qui connait les signes, c’est évident. Quand le prince chrétien de Grenade lui demande de changer de religion pour épouser sa nièce il refuse absolument. Pour lui c’est absolument impossible. D’ailleurs il prie. Pour lui la prière est un moyen de méditation. D’ailleurs je crois moi aussi que c’est une forme de méditation. Également quand il s’arrête dans un temple il calligraphie le nom de Dieu et il le met sur la paroi de sa tente. C’est un homme qui est croyant et qui est pratiquant. Comme les gens de l’époque. Pas plus et pas moins. Ce n’était pas la chose essentielle dans le livre mais il était quelqu’un de l’époque du quinzième siècle.

Bon la question sept : si cette condition d’aliéné, d’étranger etc. Je ne crois pas que ce soit exactement le symbole du juif contemporain. Parce que le juif contemporain, en tout cas un certain type de juif contemporain, est souvent totalement déculturé. Pas tous. Pas la majorité. Le symbole du Juif contemporain est souvent celui qui n’a pas d’endroit ou s’arrêter, qui n’a pas de patrie réelle ou dont la patrie est très récente. Même quand il est très assimilé sa patrie est une patrie récente. On peut dater l’arrivée des juifs en France. On peut dater l’arrivée en Allemagne sur leurs tribulations. Tandis que le Ouali El-Mammi il est tout à fait de ce pays sans aucun doute. Il est moins aliéné. Finalement il est battu historiquement. Il est battu par la guerre encore qu’il peut ramasser des troupes, il cherche des alliances. Historiquement il est encore glorieux.

J.R. : oui je crois que tout à l’heure la question ne s’est pas encore posée parce que l’aliénation dans cette société n’était pas une aliénation de type moderne. Surtout parce que le problème n’est pas un problème d’ennemis. C’est un protectorat interne.

A.M. : oui mais je veux dire, ce n’est pas quelqu’un qui est aliéné Ouali El-Mammi. Pas aliéné. Il est battu provisoirement et il espère toujours fermement récupérer son royaume. Il erre mais il le retrouve à la fin son royaume. En un sens il rentre chez lui. Si le royaume a été détruit à travers l’armée ce sont les gens donc qui sont…je veux dire que c’est vrai que El-Mammi finalement change de royaume, passe d’un royaume à l’autre pour essayer de trouver des alliances pour reconquérir son royaume. Mais ce n’est pas l’aliéné au sens moderne. Je pense que ça ne serait pas juste de dire ça. Vous savez je croirais d’une certaine manière que les Juifs du Maghreb ont été moins aliénés probablement que les juifs d’occident. Je crois que finalement, fondamentalement, c’est ça. Ils sont moins aliénés parce qu’ils ont formé des communautés relativement compactes et parce qu’il y a séparation des communautés. Il y a d’un côté les Musulmans, les Chrétiens, les Juifs et chacun vivait chez soi. Ils avaient une personnalité culturelle beaucoup plus accusée. Donc la comparaison n’est valable qu’en partie seulement.

J.R. : Il me semble que ça répond à la dernière question parce que je me demande si les conditions d’aliénation c’est à cause de la position politique. C’est-à-dire comment vous avez vu les changements d’alliance et tout ça ?

A.M. : c’est ça plus que la collectivité bien que le livre se termine par la destruction de cette collectivité.

J.R. : Voulez-vous parler un peu de la collectivité a laquelle vous avez appartenu ?

A.M. : ça va être mon prochain livre ça. Je suis en train de travailler dessus. Je suis en train d’imaginer ce que ça va être.

J.R. : Mais vous avez des idées ?

A.M. : J’ai des idées mais je ne sais pas quelle va être la part d’imagination et la part de réalité encore. Parce que je ne veux pas une œuvre d’historien. Vous comprenez ?

J.R. : Oui je comprends très bien. Par exemple on pourra trouver sa condition dans la vie des Juifs tripolitains, des troglodytes.

A.M. : Oui c’est possible mais à cette différence que les Juifs troglodytes sont des gens aux mœurs très simples, très pauvres. Tandis que là j’ai voulu montrer des gens qui avaient des villes à eux, des royaumes entiers, des armées, des cours, une certaine civilisation. Sur le plan spirituel il n’a pas si longtemps, trois ou quatre siècles avant, il y avait l’école de Kairouan qui est une école superbe, une des plus belles écoles rabbiniques de l’histoire juive. Ça aussi on ne le sait pas assez. A Kairouan donc sur le littoral de la Tunisie, pas tout à fait sur le littoral il y avait une école rabbinique dont l’éclat était reconnu à l’époque dans tout le monde juif. Oui, donc, tant sur le plan guerrier, sur le plan administratif, que sur le plan de l’histoire des idées, c’est ça que je voulais montrer, ce que j’essaie de montrer c’est que le Maghreb juif a une histoire importante. Oui c’est le premier roman des ancêtres sépharades, Le Désert, vous voyez.

Alors question neuf : Est-ce que El-Mammi peut être comparé à Yohanan Ben Zakai fondateur de la diaspora ? Il y a une idée là. Je crois que votre femme n’a pas totalement tort. Devant l’effondrement final des structures politiques et administratives, puisque le royaume d’El-Mammi sera finalement pillé, cassé, détruit, et disparait de la carte, il n’y aura plus après que des petites communautés dispersées. C’est vrai que El-Mammi finalement découvre que la seule vraie conquête c’est la conquête de soi et donc la conquête de l’esprit. C’est une réponse juive traditionnelle. Et moi comme individu je suis convaincu de ça aussi finalement.

J.R. : C’est-à-dire de chercher une vie hors de la vie nationale ?

A.M. : Il y a les deux tentations. Je crois que chez tout penseur, chez tout sage, chez tout écrivain il y a à la fois la tentation de l’action, essayer de gagner sa place dans la bataille, ou alors l’idee que tout ça, toute cette agitation ce n’est pas très important et ce qui compte c’est entrer en soi-même et trouver les vraies valeurs, qui sont les valeurs internes. Il y a une espèce de balancement entre les deux. Finalement est-ce qu’El-Mammi a choisi la voie de la méditation ? A la fin oui. Mais pendant toute sa vie il se bat sans arrêt. C’est vrai qu’a la fin il arrive à l’idée que la vraie conquête est la conquête de soi-même. Et le but est d’atteindre la sagesse.

J.R. : c’est la sagesse ou c’est faute de mieux ?

A.M. : c’est faute de mieux. Vous savez la sagesse c’est toujours faute de mieux. Je me demande même si c’est la sagesse ou si c’est le vieillissement, la fatigue.

Bon alors : Partagez-vous l’avis d’El-Mammi, l’idée d’un peuple…etc. ? je ne veux pas comparer ça à un individu parce qu’une fois qu’un individu est mort, et bien il est mort. C’est fini. Il n’a qu’une vie. Un peuple finalement a plusieurs vies.

C’est vrai. La vie du peuple juif finalement le montre. Qu’il a plusieurs vies. Il meurt et puis il renait, il meurt et puis il renait. On dirait qu’il y a les souches qui restent et puis ça refleurit, comme une plante. Mais je n’aime pas tellement les comparaisons. Techniquement dans mon travail anthropologique je n’aime pas comparer un peuple à un individu. Ce n’est pas très juste. C’est une analogie plutôt. Cela dit, c’est vrai que les peuples disparaissent de la carte. Ce qui est étonnant chez les juifs, ou chez quelques-uns comme les Grecs par exemple, quelques rares peuples c’est qu’ils sont restés fidèles à eux-mêmes pendant une durée historique très longue alors que la plupart des peuples se sont transformes extraordinairement. C’est ça qui troublent les gens à propos des Juifs ou des Grecs ou des peuples qui ont duré très longtemps à travers l’histoire. Mais en général les peuples disparaissent. Même ça n’est pas tout à fait exact. Ce n’est pas tellement qu’ils disparaissent, ils prennent une autre identité, et on ne les reconnait plus. Les Gaulois par exemple ont disparu. Mais qu’est-ce que ça veut dire qu’ils ont disparu, ils sont toujours-là, ils sont devenus chrétiens. Ils ont été colonisés par les Francs et par les Germains. Ils sont tout le temps là mais ils ont changé de vêtement, d’état, d’esprit. En fait un peuple ne meurt pas à moins qu’il soit exterminé.

Bon, question onze : comment définit-on la race, les devoirs vis-à-vis de la race ? C’est des questions tellement difficiles que je ne sais pas répondre. Je crois simplement qu’il a des problèmes de sagesse. Il faut rendre ces devoirs collectifs. Mais il ne faut pas tout donner au groupe. Il faut se méfier. Le groupe a tendance à tout vouloir. Si on se laisse faire on se laisse dévorer par le groupe. Sur tous les plans. A la fois je suis d’accord qu’il faut rendre ces devoirs collectifs- -nationaux, communautaires, citoyens, citoyens du monde- mais en même temps il faut se méfier un peu des groupes, ils ont tendance à tout vous prendre.

J.R. : oui et les groupes, les idéologies demandent la fidélité totale.

A.M. : oui bien sur il faut faire attention, lui donner mais pas tout lui donner.

Bon alors la question douze : oui Le Désert poursuit à la fois l’histoire de la famille Memmi qui a été commencée dans La Statue de sel. Avec La Statue de sel c’est l’histoire d’un individu et de sa communauté immédiate. Avec Le Scorpion il y a déjà une recherche des origines. C’est dans Le Scorpion qu’on trouve cette médaille punique et que je parle de la souche italienne. Il y a probablement deux souches possibles : la souche berbère indéniablement et une souche italienne. La médaille résume bien la situation. Il y a des berbères qui sont romanisés, avec l’arrivée des Romains, parce qu’ils avaient besoin de former des fonctionnaires sur place. Ou alors c’est exactement le contraire. Ce sont des Romains qui ont été envoyés par Rome et qui se sont assimilés au pays. Et là c’est une possibilité puisqu’il y a des Memmi à Rome. Oui il y a des Memmi à Rome.

J.R. : Et ils sont toujours juifs ?

A.M. : oui tout à fait. Il y a des juifs et des chrétiens d’ailleurs. Mais il y a des juifs sans aucun doute. Donc il y a là un problème historique intéressant. Je vais rajouter une chose amusant en passant le maire de Tunis s’appelle El-Memmi et il est musulman. Actuellement. Il est encore en exercice.

J.R. : donc vous tracez par approximation, parmi les Romains tout l’univers de votre appartenance ?

A.M. : D’appartenances diverses. Oui ça c’est sur le plan de la famille et de l’individu. Et sur le plan collectif, c’est l’histoire de la collectivité, des origines de la communauté des juifs de Tunis. Oui ça remonte très loin, en rapprochant ça de Kairouan, ou de toutes les vagues d’immigration d’Orient ou d’Occident d’ailleurs. Par l’Espagne, l’Italie ou ce qui est l’Israël actuelle, l’Egypte. Il y a des gens de partout. Et nous les connaissions d’ailleurs. Il y a des gens qui parlaient ladino jusqu’à la fin. Il y a des camarades qui parlaient espagnol a la maison.

J.R. : il y a des Juifs sépharades qui sont venus d’Espagne en Tunisie et qui ne se sont pas bien intégrés. Il y avait toujours des conflits.

A.M. : il y avait des conflits. Ils étaient à la fois intégrés et pas intégrés. Ils conservaient des coutumes : la cuisine, le langage. Vous savez qu’Il y a aussi la fameuse distinction entre les Gornis et les Tounsis Les Gornis étaient des occidentaux, ils parlaient italien et ils pensaient qu’ils avaient une signification supérieure. Ce qui est vrai en partie.

J.R. : ils venaient de l’Espagne ?

A.M. : oui de l’Espagne et de l’Italie. C’est l’histoire des communautés aussi.

Alors la question treize : la technique littéraire. Si je retourne aux récits des Mille et une nuits ? Je ne retourne pas. L’expression n’est pas bonne. Cette manière de raconter, je l’ai sucée avec le lait de ma mère. On m’a toujours raconté des tas d’histoires. Ma mère m’a raconté des centaines d’histoires, et une des sources de ces contes c’était le magasin de mon père. Mon père était artisan et il avait toujours un ou deux ouvriers et chaque fois que mon père s’en allait faire des commissions l’ouvrier en question me racontait des histoires en cachette. Mon père ne voulait pas qu’on raconte des histoires parce que ça faisait perdre du temps, parce que l’ouvrier travaillait moins. Alors mon père disait qu’il ne fallait pas perdre son temps. Mais dès qu’il était dehors l’ouvrier me racontait des histoires. Des histoires de héros de la tradition, avec des comportements magiques, des chevauchées formidables, avec des crimes affreux, des transformations de héros, les djinns. Tout ça je l’ai écouté depuis ma plus tendre enfance.

J.R. : c’est l’habitude ?

A.M. : oui ce n’est pas que j’ai choisi cette méthode de travailler en quittant la tradition occidentale que j’ai utilisée ailleurs, En faisant un effort pour construire un roman comme ça. Au contraire c’est ce qui m’est le plus facile. Prenez par exemple cette méthode qui consiste à commencer à raconter une histoire et on dit à l’autre : écoutez je vais vous expliquer quelque chose et ensuite on se met à raconter une autre histoire a l’intérieure de l’histoire. Ça je l’ai entendu des milliers de fois.

J.R. : comment on appelait ces histoires en arabe ?

A.M. : Khurafa oui. Raconter une histoire. Également cette habitude pour donner une explication , de raconter une histoire a la place. On dit : je vais t’expliquer, tu vas comprendre mieux. Je vais te raconter une histoire.

J.R. : oui je comprends ça fait partie de notre tradition. Mon père le vendredi soir après le kiddouch nous racontait des histoires, beaucoup d’histoires. Des histoires arabes, juives, de Sid …. Sid (inaudible, possibly Sinbad).

A.M. : oui vous connaissez les histoires de Sid….?. C’est formidable. Je les connaissais par cœur. Je peux vous en raconter. Également des détails sur les plantes magiques, des choses comme ça. Par exemple hbaq, la plante verte…qu’on utilise en cuisine, vous confondez avec les graines de courge. Mais c’est à la fois une plante qu’on utilise dans la cuisine et une plante magique dans les contes. J’ai encore des hbaq ici. L’ambre par exemple, les colliers d’ambre, c’est mon univers. Je vous raconte des histoires amusantes également. Par exemple un journal de femme qui s’appelle Femme Pratique a fait un article élogieux sur Le Désert. La journaliste a beaucoup aimé Le Désert, elle a dit que ça l’a beaucoup amusé, que c’est très joli mais que j’ai placé mon histoire dans un monde arabe parce que c’est à la mode. Alors je lui ai écrit une lettre et je lui ai raconté : mais c’est pas du tout ça ! Et c’est même exactement l’inverse. Mon univers c’est l’univers berbéro-arabe. C’est pas du tout comme la mode. Moi c’est des choses que je sens depuis toujours.

J.R. : oui , il y avait toujours des histoires de « rulla ».

La dernière partie de la question : en évitant l’unité stricte à laquelle on s’attend dans le roman réaliste européen moderne. Et surtout l’histoire de Tamerlan. Mais vous avez déjà expliqué ça, l’histoire dans l’histoire.

A.M. : oui ça : j’avais besoin de donner une espèce de crédibilité à l’occidentale. Le lecteur occidental est rassuré lorsqu’on lui dit Tamerlan. Le Tamerlan il sait, il sait qui c’est. Ça lui donne l’impression qu’il sait. Une carte, c’est quand même rassurant pour le lecteur occidental : Tunis, Alger, Constantine, il sait ce que c’est. C’est une espèce de cadre de crédibilité mais ce n’est pas essentiel. Ce qui est essentiel c’est les aventures des héros, les parfums, les bruits, les odeurs, l’univers des sépharades, des Juifs orientaux.

J.R. : d’accord. Pour écrire votre vie vous pouviez choisir entre la biographie et le roman et vous avez choisi le roman comme milieu pour exprimer tout ça. C’est un bilan difficile, n’est-ce pas, de faire de la fiction et de l’autobiographie. Vous trouvez que ça vous pose un problème ou ça vous est naturel ?

A.M. : ça me pose un problème de travail. C’est difficile à faire du point de vue technique. Faire un bon livre à lire c’est toujours difficile. Ça ne me pose pas un problème au point de vue de l’invention créatrice, de l’imagination, ça non.

J.R. : Vous n’avez pas un problème de loyauté du point de vue de l’imagination, de la fiction et de votre histoire ?

A.M. : non pas du tout. Je dois dire que j’ai la chance d’avoir une imagination assez rapide, assez libre et de raconter des histoires. Ça me vient assez facilement. Je n’ai pas un problème d’imagination. L’imagination et les souvenirs ça me vient très facilement. Il y a des écrivains qui ont peu d’imagination. Moi j’ai la chance d’avoir un accès assez facile à l’imagination ou à l’inconscient comme on dit aujourd’hui. Je plonge assez facilement dans mon inconscient.

J.R. : et comme technique, vous êtes conscient de faire de la littérature ? C’est à dire de quel genre de littérature ?

A.M. : Non, la forme vient assez vite. Le type de forme vient assez vite. Je suis en train de faire un essai en ce moment. Je ne peux pas vous dire comment la forme m’est venue. Ça m’est venu assez naturellement. Je n’ai pas de problème de ce côté-là. Ce qui est un problème c’est de donner la meilleure forme possible. Je prends un autre exemple : imaginez que j’ai décidé de faire une statue, ou un tableau si j’étais peintre, ou une musique. Je n’ai pas de problème au moment du jaillissement. Par exemple si je suis musicien il me vient dans la tête des mélodies. (Je n’ai jamais été musicien.) Bon il me vient des mélodies, ça jaillit très facilement. Ce qui est très difficile c’est de lui donner après une forme socialement bonne.

J.R. : dans la Cabale on parle de la conception de l’idée, de l’imagination et puis on arrive au stade de transformer ça en quelque chose, comme on dit dans la Cabale « daat » et ça c’est le moment difficile, c’est le test. Si on ne peut pas dépasser ce stade là c’est fini.

A.M. : et alors là on n’est pas des musiciens, on est pas des écrivains. Ça ne suffit d’avoir de l’imagination ou d’avoir des sons. Je crois que beaucoup de gens ont sans le savoir de l’imagination ou de la sensibilité musicale. Il faut être modeste. Beaucoup de gens pourraient raconter des histoires. Seulement il y a le travail après, la mise en forme, c’est là que je retrouve l’artisanat. Le fait que mon père était un artisan cela me sert beaucoup. La patience, la volonté…

J.R. : est-ce que vous pouvez vous comparer avec d’autres écrivains, du Tiers-Monde par exemple, qui ont la même inspiration.

A.M. : non je n’y ai pas pensé. Je crois qu’un écrivain travaille très seul. Je ne crois pas beaucoup au travail interdisciplinaire

J.R. : c’est le travail du critique littéraire qui cherche toujours à faire des comparaisons.

A.M. : je ne dis pas non. Je ne sais pas répondre.

Il y a une culture très commune avec la culture musulmane. Nous sommes des Juifs avec un fond berbère très important. Beaucoup plus important qu’on ne croit. Ça c’est la première chose à dire. Le fond berbère est beaucoup plus important qu’on ne le croit. J’ajoute qu’il est très important aussi chez les Arabes qui sont aussi des Berbères. J’ai là-dessus des idées très nettes. Je pense que la population d’Afrique du Nord n’est pas une population arabe. Même les Arabes. Nous sommes essentiellement des Berbères.

J.R. : Qu’on appelle au Maroc les Chleuhs n’est-ce pas ?

A.M. : bien sûr. Donc le fond berbère, le fond punique est très important chez les Arabes aussi. Cela dit l’influence arabe est aussi très importante. Quand j’écoute la malouf par exemple qui est d’origine andalouse, quand j’écoute les chants de mariage chez les Juifs à Tunis ou les chants de musique arabo-andalous, les nuances sont très peu sensibles. C’est vraiment la même chose, la même tonalité, la même manière de chanter, de nasiller, les instruments sont les mêmes. C’est pour ça que l’expression Juif-Arabe, que j’ai défendue, mal, n’est pas très, très bonne, mais elle a un fond de vérité.

J.R. : ça reste à définir ce que c’est le Juif-Arabe c’est vous qui avez commencé avec cette conception.

A.M. : ce que je veux dire c’est que nous sommes des gens ou l’influence arabe est très importante.

J.R. : pour ça on trouve le parallèle pour les Juifs d’Occident. L’influence allemande et tout ça.

A.M. : Evidemment de même que l’influence de l’Occident sur les juifs d’Occident est très importante.

J.R. : quelle fonction avait ces contes sur la culture arabe ? C’est une forme d’art, c’est quelque chose qui sert à introduire les gens à la vie ? Il y a quelque chose de moral dans ces histoires ou c’est juste une expression spontanée ?

A.M. : il y a deux grandes traditions dans le conte. Il y a le conte héroïque-- galant du style des Mille et une nuits et le conte populaire. Je laisse de côté le conte héroïque – la geste, la grande geste--les cavaliers arabes, les princes. Il y a beaucoup de chance… je vous le donne comme hypothèse. Il y a quelques années j’ai travaillé sur Jeha, ce personnage…Il y a beaucoup de chance que les contes réalistes expriment l’âme du petit peuple et que c’est une manière pour lui de s’exprimer. Comme le petit peuple était très brimé, très tenu. Il ne pouvait pas élever la voix devant un puissant, un féodal, pas lever la tête. Alors il s’exprime en racontant des histoires. Le personnage de Jeha est un personnage extrêmement intéressant pour qui veut comprendre le petit peuple d’Orient. Ça me parait évident. Je ne peux pas le démontrer.

J.R. : le Jeha/Nasruddin, exprime la sagesse des soufis. Les messages de ces grands maitres sont exprimés par des histoires comme celles de Nasruddin.

A.M. : oui mais sous la forme un peu bébête, un peu niaise et naïve. Il y a quand même une dégradation, un peu, du message.

J.R. : non, on croit que le message est caché. Dans quelque chose qui semble très bête il y a un message profond, c’est ce que disent les soufis.

A.M. : oui vous avez raison mais on ne peut pas nier que le personnage de Jeha est un personnage très populaire. Du petit peuple. C’est quelqu’un qui fait des sottises, des ruses. Ce n’est pas un prince, ce n’est pas un grand personnage. Il n’a pas d’utilité souvent. Il se conduit un peu salement. Enfin, vous savez, c’est une hypothèse.

J.R. : a propos il y a dans Le Désert des photos des peintures arabes que moi j’ai toujours vues pendant ma jeunesse en Lybie.

A.M. : les figures qu’il y a dans le livre appartiennent à l’illustration populaire. Alors quelle est l’origine de ces dessins, on n’en sait rien. Ça remonte à loin. Ça a été recopié de père en fils, ou plutôt d’imprimeur en imprimeur, et a été tiré à des millions d’exemplaires. Mais pour moi, ce qui s’est passé au niveau de la création, et que je trouve amusant c’est que à la fois j’avais besoin d’illustrer mon histoire et en même temps la vue de ces illustrations m’a redonné des idées pour l’histoire. Il y a une espèce d’aller et retour.

Alors quelles sont les relations entre Le Scorpion et Le Désert ? C’est evident. La relation est évidente. Normalement dans la chronologie j’aurais dû écrire Le Désert d’abord et Le Scorpion ensuite puisque Le Désert se situe au quinzième siècle et Le Scorpion se situe après. Mais ça…l’imagination fonctionne comme elle peut. Mais c’est toujours l’histoire du même univers. Seulement Le Scorpion c’est l’histoire de la communauté juive à Tunis à la veille de la guerre et pendant la guerre et Le Désert c’est l’histoire de la même communauté mais plusieurs siècles avant. C’est le même univers.

Alors question seize : est-ce que Le Désert a été porté par l’idée de l’identité individuelle ? Oui, certainement, dans Le Désert et dans Le Scorpion il y a chez moi en même temps la recherche de l’identité collective et en même temps la recherche de moi-même comme individu. Je crois que tous les écrivains le font, la recherche de soi, et chaque livre apporte en partie un éclairage sur la recherche de soi je pense.

Et question dix-sept : ah oui, les souvenirs, les sensations de la jeunesse. Bien sûr c’est évident. Les parfums sont les parfums de mon histoire personnelle

J.R. : le zhar (eau de fleurs d’orange) peut-être. Vous le prenez toujours dans votre café ?

A.M. : je suis environné de ça. Je vais vous dire. J’ai quitté la Tunisie pour aller dans une université française et essayer de trouver une place, nécessairement d’ailleurs, dans le monde des vainqueurs qu’était l’Occident. Et puis je voulais être un écrivain, un écrivain français puisque c’était la langue que je maitrisais le mieux. Le temps a passé, je suis devenu écrivain français, et je suis devenu professeur d’université en France donc j’ai réalisé le petit programme qui me paraissait nécessaire. Mais en même temps je me suis aperçu en avançant, chemin faisant, que mon véritable Moi, ce que je suis moi, ce n’est pas le professeur d’université française mais c’est l’ambre, le jasmin. Ça ne veut pas dire que je ne m’intéresse plus à l’université française ou que je n’en fais plus cas. Je salue en passant beaucoup de respect et d’admiration pour les grands philosophes de l’Occident. Je ne suis pas un ingrat, la grande culture française, la grande philosophie occidentale. Je suis toujours aussi passionné par ça, mais en tant que sensibilité, en tant qu’individu ou de mon histoire je suis un juif de pays arabe et je ne vois pas pourquoi je ne respirerais pas de l’ambre si j’ai de l’ambre ou si je n’écouterais pas du malouf si j’ai envie de malouf. J’aime ça alors je ne vois pas pourquoi je m’en cacherais.

J.R. : c’est quelque chose peut-être qu’en Israël on ne trouve pas si facilement.

A.M. : on ne le trouve pas si facilement.

Et j’en fais des livres, j’en fais des romans. Tout c’est dans le 'Portrait d’un Juif' ou j’ai montré que le refus de soi est toujours mauvais. Et en France c’était de la formation de soi sur le plan culturel.

Question dix-sept : est-ce que vous êtes plus content du Désert que des autres ? Ce n’est pas tout à fait ça. Je crois que c’est un livre qui est agréable à lire. Je me suis beaucoup amuse à le faire et donc j’espère que les lecteurs auront du plaisir à le lire. C’est différent. Je crois que c’est un livre qui est plus doux que les autres.

J.R. : je crois que ma femme a trouvé Le Désert plus facile à lire, plus décontracté plus amusant. Et peut-être parce que ça se réfère à l’histoire plus lointaine.

A.M. : oui c’est peut-être plus facile. Il y a la distance. Et maintenant que j’y pense il y a aussi le style. Peut-être parce que dans Le Scorpion ça fait allusion à la misère de la communauté, à la souffrance, à l’humiliation, tandis que dans Le Désert c’était une période de gloire. Alors c’est quand même plus agréable.

Alors pour le dix-huit : Quels sont vos plans pour l’avenir ? Là je termine un essai que j’espère pour la fin de l’année dans la suite des déportés, des colonisés. Il y aura deux séries. Une série de romans et une série d’essais. Les essais porteront sur les problèmes d’oppression, de la sujétion, d’indépendance.

J.R. : oui c’est une question de simultanéité. Les sujets de vos essais sont plus contemporains. Et c’est quelque chose qui touche tout le monde. Chaque jour on va dans les librairies pour chercher quoi de neuf, tandis que le temps du roman n’est pas immédiat. Et puis la population des essais est plus grande que celle qui lit les romans.

A.M. : oui ça c’est vrai. L’autre jour il m’est arrivé quelque chose d’amusant. Le Portrait du colonisé a été traduit dans une quinzaine de pays. J’étais dans une vente de livres et un homme vient qui me dit : ah ça vous êtes beaucoup dans notre lutte etc. j’ai fait des textes dessus. Je lui ai dit : envoyez-les-moi. Il me dit d’accord. Moi je croyais vaguement qu’il était je ne sais pas… Il avait un accent. Finalement je lui ai dit d’où êtes-vous ? Il me dit de la vallée d’Aoste. Je lui dis : Quoi ? vous vous sentez colonisé ? Absolument il me dit. Que les Basques aient traduit mes livres et les Catalan, sans compter le Portugal, l’Amérique latine, le Mexique, le Brésil, tous ces pays-là d’accord, ou en Afrique noire. Mais il y a des choses comme ça qui m’amusent. La vallée d’Aoste vous voyez !

J.R. : il y a aussi des entités qui sont influencées par vos idées, par exemple en Colombie, avec par exemple la Pedagogia del oprimido de Paulo Freire.

A.M. : Ah, Je l’ai pas lu.

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