Autour d’Albert Memmi, son décès, son Centenaire

Par Guy Dugas1

Deux ans jour pour jour après la disparition d’Albert Memmi, il est temps de revenir sur les manifestations et publications concernant cet immense écrivain et sociologue durant les années 2020 à 2022, qui furent aussi celles de son Centenaire, le 15 décembre 1920.

Hommages

Il faut évidemment imputer à la pandémie et aux difficultés de communication qu’elle entraîna le fait qu’il y eut peu d’hommages immédiatement après le décès d’Albert Memmi, le 22 mai 2020.

En marge de l’entretien qu’il eut, à la demande de celui-ci, avec l’ambassadeur de Tunisie en France et son Conseiller culturel, Albert Memmi avait émis le vœu qu’une rue de Tunis portât un jour son nom. Vu le silence qui, dans les milieux politiques tunisiens, a entouré la disparition de l’écrivain, il est peu probable que cela se fasse avant longtemps.

Mais il y a mieux : au moment même où j’écris ces lignes, la Mairie de Paris vient d’annoncer que le nom d’Albert Memmi sera prochainement attribué à une place de la capitale française, dans le quartier même où l’écrivain et sociologue vécut la majeure partie de son existence.

Publications

Outre ceux qu’Albert Memmi lui-même nous avait chargé de publier, dans une volonté de grande clarté et de vérité à laquelle il était attaché – notamment son Journal intime dont le premier tome a paru en février 2021 sous le titre Les Hypothèses infinies (CNRS éditions, coll. Planète libre) et dont nous poursuivrons l’édition critique –, quelques ouvrages ont également vu le jour depuis 2020 :

Il s’agit de plusieurs dizaines d’heures d’entretiens recueillis durant les dernières années de la vie d’Albert Memmi par un universitaire, Patrick Vassort, spécialiste de sociologie. On ne s’étonnera donc pas de n’y trouver aucun développement d’ordre littéraire – y compris dans les chapitres trop généraux intitulés « Art » et « Culture, littérature, université ».

Il est toujours aventureux de se reposer sur les dires d’un vieillard pour en faire un livre, et certaines réflexions semblent ici discutables au regard de l’œuvre précédente qui, elle, existe et compte bel et bien.

Par ailleurs, l’ouvrage étant sous-titré « Histoires d’un siècle », il aurait sans doute été souhaitable de faire précéder ou suivre ces entretiens d’un tableau mettant en regard les grandes dates de la biographie de l’auteur et la « marche du siècle traversé » - ce qui, au passage, eut permis de corriger la bévue de la préface faisant naître Memmi « en 1921 à Tunis » (p. 11).

Réunissant une pléiade de plus de 40 contributeurs, pas tous spécialistes de Memmi, cet « ambitieux projet » de présentation à volonté exhaustive, de l’œuvre tant de l’écrivain que du sociologue ou du philosophe, avait vocation à se constituer en synthèse de l’ensemble des manifestations précédentes. Malheureusement, elle pèche à nos yeux par toute une série de défauts rédhibitoires de forme et de fond.

Passons sur les innombrables coquilles, déformations de noms propres (Memmi a obtenu le prix Fénéon, et non Fénelon comme indiqué vol I, p. 22 ! – et ce n’est pas spécifiquement pour La Statue de sel qui obtint le Prix de Carthage à Tunis) –, absence de normalisation de l’ensemble des textes (titre d’ouvrages, appareil des notes, etc.)... C’est hélas devenu chose habituelle dans l’édition en France et au Maghreb : Depuis l’avènement de la compo sur ordinateur et de la si commode édition électronique qui envahit (et empoisonne) le marché du livre, il n’y a quasiment plus de relecture des contenus, sinon par les auteurs eux-mêmes ce qui n’est jamais l’idéal et ne semble même pas avoir été le cas ici, à en juger par certaines phrases coupées qui rendent le texte incompréhensible (ex. vol I, p. 11). De telles négligences produisent des volumes frustrants, parfois irritants par leur laisser-aller.

Sur le fond, on pourra regretter le parti-pris de présentation œuvre par œuvre, dans l’ordre chronologique de leur publication, d’ailleurs rompu de temps en temps. S’il permet de brosser un tableau synthétique de l’ensemble des écrits de Memmi – dont figure en fin du volume II une bibliographie complète, incluant rééditions et traductions – un tel choix ignore sa genèse d’ensemble, conduit inévitablement à des redites (plusieurs articles sur un même ouvrage) et nuit à la cohérence de l’ensemble du fait d’un effet de fragmentation ne permettant pas de juger du travail de documentation et d’écriture.

On mentionnera, pour leur l’intérêt ou leur originalité, les textes de Maxime Decout sur Portrait du colonisé, précédé d’un Portrait du colonisateur (pp. 189-204), de Judith et Jacques Roumani sur « Le Désert, conte folklorique, chronique et biographie » (355-374), ainsi que la réflexion de Bouganim Ami, à propos de Juifs et Arabes (1974), sur la relation entre les politiques de décolonisation et l’émigration des communautés minoritaires dans les pays arabes.

En revanche – je le dis sans détours – il est pour moi tout à fait scandaleux que les éditeurs d’un tel hommage aient accepté en annexe du texte de Bernadette Mimoso Ruiz sur La Statue de sel une lettre du dénommé Mustapha Saha à celle-ci (pp. 155-157). Ces trois pages, où le « je » est trop présent pour être honnête et dont on chercherait en vain le lien qu’elles entretiennent avec le texte auquel elles viennent en annexe, constituent un véritable éreintement de l’écrivain et une insulte à ses ayants-droit.

Éreintement lorsqu’il est question au sujet de François Châtelet comme de Jean Amrouche du « machiavélisme », de la « bipolarité chronique » d’Albert Memmi, de ses « jugements dépréciateurs, de ses injustices à l’encontre des personnes qui lui faisaient de l’ombre ». Monsieur Saha connaît-il le beau texte “Initiateurs en poésie [à propos d’Armand Guibert et de Jean Amrouche]”, que Memmi a donné il y a trente ans aux Carnets de l’exotisme, n° 9/1992 ? A-t-il même lu le journal intime de Memmi que j’éditais pendant qu’il s’efforçait de faire parler le vieil homme « pendant 150 heures » (!), pris connaissance du port-folio “Jean Amrouche-Albert Memmi, le maître et l’élève” de la revue Apulée (n° 6-2021) et la correspondance croisée qu’il révèle ? Un écrivain se juge à l’œuvre qu’il laisse, pas à ce qu’il peut raconter les vendredis après-midi après sa sieste, à 90 ans passés !

Éreintements, encore, doublé d’une profonde méconnaissance, lorsqu’il est question de « délire identitaire » dans l’œuvre, alors même que celle-ci est précisément une réflexion sur les doutes et troubles de l’identité ?

Et comment laisser dire que Juifs et Arabes – que Bouganim Ami analyse par ailleurs très bien dans ce volume (mais sans doute sera-t-il lui aussi suspecté d’être l’otage des lobbies sionistes » ?) – est « d’une violence anti-arabe s’apparentant au racisme » !

Quant aux insultes aux ayants-droit, je relèverai cette affirmation gratuite qui me paraît être à la limite de la diffamation sur « les requins [qui] ont fait main basse sur ses manuscrits » : À ma connaissance, Albert Memmi avait très clairement indiqué la destination que devaient prendre ses archives à sa mort, réservant quelques dossiers pour des travaux en cours, dont les miens, sur le journal intime (2ème tome à paraître) mais aussi sur Le Scorpion et Le Journal du Scorpion, projets dont nous avions maintes fois discutés, ce dont ses ayants-droit ont tenu compte – je les en remercie. Pour le reste – n’en déplaise à M. Saha – ce sont eux qui sont seuls juges des lieux où cela peut être déposé, au mieux des intérêts de cette œuvre désormais close.

Et Mustapha Saha de conclure qu’ Albert Memmi « écrivain prometteur mué en propagandiste sioniste » (p. 157), « s’était fait oublier de son vivant » - affirmation que vient contredire l’ampleur du volume dont nous rendons ici compte. Alors, puisqu’à vos yeux il en est ainsi, M. Saha, de grâce, à votre tour oubliez Albert Memmi et retournez donc à vos propres phobies!

Entendons-nous bien : je n’ai jamais été l’hagiographe d’Albert Memmi, ni même le biographe qu’il aurait parfois voulu que je sois. Simplement un universitaire, travaillant sur cette œuvre, parmi d’autres. En tant que tel, je peux tout à fait admettre que certains aspects de son oeuvre puissent être discutés, voire remis en cause. Mais dans un esprit scientifique et de dialogue, ce qui a été remarquablement fait, notamment par Denis Charbit lors du colloque de Jérusalem, non par de fielleux règlements de comptes post-mortem, ne reposant sur rien d’autre que sur les habituels prurits concernant Israël ou la post-colonie et, en la circonstance, d’un abus de l’hospitalité d’un écrivain vieilli et fatigué.

Je renonce à plus d’analyses sur l’ensemble réuni par Nagib Redouane et Yvette Benayoun-Szmidt, assez composite, souvent inégal, mais qui restera finalement comme la somme fidèle de toutes ces manifestations posthumes – fidèle dans le sens où l’œuvre multiple d’Albert Memmi, sociologue, essayiste, romancier, poète, philosophe,... ne pouvait être elle-même que composite, inégale, parfois lacunaire ou contradictoire. Et je n’en retiendrai pour conclure que ce constat lumineux d’Albert Bensoussan :

« Memmi a toujours placé la vérité, ou sa quête, au-dessus des dogmes, des diktats, de la pensée unique, et c’est en cela qu’il fut toujours, en même temps qu’un défenseur à tout crin de la liberté, un homme libre. » (Albert Memmi, la droiture, vol. II, p. 365).

Guy DUGAS
Lunel, 22 mai 2022


1 Professeur émérite de l'université Montpellier 3, Guy Dugas est l'auteur de plusieurs oeuvres sur les littératures judéo-méditerranéennes, comme Littérature judéo-maghrébine d'expression française : entre Djéha et Cagayous (L'Harmattan, 1991); et sur Albert Memmi : Du Malheur d'être juif au bonheur sépharade.(Ed. du Nadir, 2002) ; Albert Memmi : Portraits, édition génétique et critique. Ed. du CNRS, 2015; et éditeur de plusieurs volumes du journal d’Albert Memmi.

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