Mémorial des Judéo-espagnols déportés de France: Muestros Dezaparesidos

Comité de rédaction : Henriette Asséo, Annie Bellaïche Cohen, Muriel Flicoteaux, Corry Gutstadt, Xavier Rothéa, Sabi Soulam, Alain de Tolédo
Autres contributeurs : Sylvie Altar, Meri Badi, Angèle Saül
Paris: Éditeur Muestros Dezaparesidos, 2019.  ISBN: 978-2-956049715

Reviewed by Albert Garih*

Muestros Dezaparesidos

Ce travail a obtenu le soutien du Mémorial de la Shoah, de la Fondation pour la mémoire de la Shoah, de l'Association Fils et Filles des déportés de France, de l'Institut Alain de Rothschild, de la Mairie de Paris et du Centro Sefarad Israel.

Cet ouvrage collectif vient combler une lacune : retracer le sort des Judéo-Espagnols établis en France au moment où éclate la Seconde guerre mondiale. Souvent ignorés ou méconnus, ces Juifs n'ont pas été épargnés par les mesures anti-juives adoptées par le gouvernement de Vichy.

Expulsés à l'origine d'Espagne en 1492 lors de l'Inquisition, ou convertis de force, ces Juifs se sont établis dans les pays bordant la Méditerranée ou vers le nord, aux Pays-Bas, ou encore en Afrique du Nord ; ils ont conservé leur langue et leurs coutumes, et sont aujourd'hui appelés Sépharades, avec leurs rites, leurs prières et leur langue, le judéo-espagnol, souvent confondu avec le ladino, espagnol-calque qui ne se parle pas.

Cet ouvrage ne traite que des Juifs originaires de l'ex-Empire ottoman, principalement de la Bulgarie, de la Grèce et de la Turquie, mais aussi de l'ex-Yougoslavie et de la Roumanie, émigrés en France depuis la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle. À la veille de la guerre, leur nombre est estimé à 35 000, et sur le total des 76 000 Juifs qui seront déportés et assassinés de France, 5 300 sont des Judéo-Espagnols.

Pendant plus de quatre siècles, l'Empire ottoman a été la patrie de la plupart de ces Judéo-Espagnols. Après la Première guerre mondiale, ceux-ci relèvent désormais d'une douzaine de nations différentes : Turquie, Grèce, Bulgarie, Roumanie, Yougoslavie, Italie, Espagne, Portugal, France, Égypte, Allemagne, Autriche et plusieurs pays d'Amérique latine. En France, certains ont pu acquérir la nationalité française, mais la plupart restent étrangers.

Attirés naturellement par la France en raison de leur connaissance de la langue française, propagée par les écoles de l'Alliance israélite universelle, fondée en 1860, ces immigrants s'installent à Paris, principalement dans le XIe arrondissement, autour de la rue Popincourt, de la rue Sedaine et de la rue de la Roquette et fréquentent la synagogue du 7, rue Popincourt "al Siete" ; ils s'approvisionnent chez les épiciers orientaux et fréquentent le café-restaurant le Bosphore. D'autres s'établissent également à Marseille, qui devient la porte de l'occident. Ces nouveaux arrivants s'adonnent majoritairement au petit commerce du textile, mais d'autres deviennent ouvriers, artisans, marchands ambulants ou employés de bureau. Beaucoup profitent de la présence de nombreux grossistes pour se faire marchands forains. Dés la seconde génération, les enfants ayant fait leurs études en France deviennent employés ou s'engagent dans les professions libérales. Les femmes commencent par être vendeuses ou dactylos, ou secondent leur mari dans ses activités commerciales. Mais tout en conservant leurs traits culturels, et en continuant de parler entre eux le judéo-espagnol ou djudezmo, les parents cessent de transmettre leur langue à leurs enfants et ont à cœur de s'intégrer à la société française. L'intégration à la communauté juive se fait notamment à travers les troupes des Éclaireurs Israélites de France (EI) qui, comme nous le verrons, participera activement aux actions de la résistance.

La crise économique de 1929 ajoute aux difficultés des travailleurs immigrés, accusés d'être responsables du chômage et des problèmes sociaux et politiques. Les attaques se multiplient contre les "Juifs levantins".

De son côté, la presse antisémite déplore la présence Anti-Française du "protestant, juif, franc-maçon et des métèques". Malgré cela, les élections de mai-juin 1936 consacrent la victoire du Front Populaire et l'arrivée au pouvoir de Léon Blum, qui soulève un immense espoir que viendra ternir la décision de non-intervention dans la Guerre d'Espagne.

La LICA (Ligue internationale contre l'antisémitisme), pour sa part, participe à l'action internationale pour le boycottage des Jeux Olympiques de 1936 à Berlin, mais elle est présentée comme une organisation juive à cause de ses protestations contre les violences antisémites commises en Allemagne et ailleurs. Quoi qu'il en soit, les organisations juives ne peuvent offrir une réponse adéquate aux violences qui s'annoncent.

À la veille de la Seconde Guerre mondiale, le nombre de Judéo-Espagnols présents en France est estimé à quelque 35 000 personnes, venues sans intention de retour. Certains ont les moyens de fonder une entreprise, mais d'autres n'ont que leurs mains à proposer ou comptent sur une relation sur place pour s'intégrer rapidement. Si aucun membre de la famille n'était installé sur place, il fallait se débrouiller.

Après l'Anschluss (12 mars 1938), la situation se détériore rapidement. Hitler poursuit sa politique d'agression, et le 1er septembre 1939, ses troupes envahissent la Pologne. La France lance un ordre de mobilisation générale auquel n'échappent pas les Français israélites de naissance ou naturalisés des classes d'âge appelées sous les drapeaux, et le 3 septembre, sans réponse à l'ultimatum franco-britannique exigeant le retrait des troupes allemandes de Pologne, avec la Grande-Bretagne, elle déclare la guerre à l'Allemagne.

Après neuf mois de "drôle de guerre", l'Allemagne lance une vaste invasion des pays d'Europe de l'ouest, notamment de la France. Pour les Français commence un massif exode des populations du nord, qui fuient vers le sud, sous le feu de l'ennemi. Le 22 juin 1940, Pétain signe l'armistice, le gouvernement démissionne, un nouveau gouvernement est formé et s'installe à Vichy, sous l'autorité de Pierre Laval, qui choisit de collaborer avec l'Allemagne. La France est divisée en plusieurs zones, notamment deux grandes zones, la zone occupée au nord et la zone dite libre au sud, sous l'autorité de Vichy.

Le 22 juillet 1940, avant même l'instauration des premières lois antisémites, une loi décide la révision des naturalisations. Le 8 octobre 1940 est aboli le décret Crémieux de 1870, qui avait attribué la citoyenneté française aux 110 000 "Israélites indigènes" d'Algérie.

Le 27 septembre 1940, la première action allemande prescrit le recensement des Juifs en zone occupée. Tous les Juifs, français ou étrangers, doivent se faire recenser. Les cartes d'identité sont marquées du tampon "JUIF". Soucieux de se conformer à la loi, de nombreux Judéo-Espagnols vont se déclarer, donnant ainsi leurs nom et adresse. Cette mesure permettra de procéder rapidement aux arrestations.

Une deuxième ordonnance allemande du 18 octobre 1940 impose le recensement de toutes les entreprises juives en vue de leur confiscation.

Le 3 octobre 1940, le gouvernement de Vichy décrète le premier "Statut des Juifs", qui définit l'appartenance à la race juive : est regardé comme Juif toute personne issue de trois grands-parents de race juive.

L'ordonnance allemande du 29 mai 1942 instaure le port de "l'étoile jaune". Il est interdit aux Juifs de posséder une radio, un téléphone, une bicyclette ; de faire leurs courses en dehors des heures prescrites (de 15 heures à 16 heures), de sortir de chez eux entre 20 heures et 6 heures du matin, de déménager ; et de fréquenter les lieux publics tels que cafés, cinémas, musées, etc.

La Police des questions juives, aidée par la police municipale, arrête et conduit à Drancy toutes personnes qui contreviennent aux dispositions antisémites.

Anciennes HBM (habitations à bon marché), la cité de la Muette à Drancy, sous la direction d'Aloïs Brunner, devient un camp d'internement et le point de départ des trains transportant les Juifs à Auschwitz.

Dès l'été 1940, le gouvernement de Vichy met en place une vaste propagande antisémite.

La première grande rafle de Juifs a lieu le 14 mai 1941 à Paris. Des milliers de Juifs étrangers sont arrêtés, envoyés dans les camps du Loiret (Pithiviers et Beaune-la-Rolande). Ces rafles sont effectuées par des policiers français sous la direction de militaires allemands.

La deuxième rafle débute le 20 août 1941 dans le XIème arrondissement et touche de nombreux Judéo-Espagnols. Avec les listes des personnes s'étant fait recenser, les policiers commencent les visites à domicile. Toutes les personnes arrêtées pendant cette rafle sont emmenées au camp de Drancy, qui sert de camp de transit.

L'année 1942 marque le début des déportations vers l'est. Après le premier convoi du 27 mars pour Auschwitz, les convois se succèdent. Il s'agit de vider les camps pour pouvoir y interner les victimes des grandes rafles prévues. Les Allemands veulent débarrasser la France de tous les Juifs, la rendre Judenfrei.

La grande rafle du Vel d'Hiv a lieu les 16 et 17 juillet 1942. C'est la plus grande arrestation massive de Juifs réalisée en France : plus de 13 000 personnes, dont plus de 4 000 enfants, sont détenues au Vélodrome d'Hiver dans des conditions d'hygiène déplorables, presque sans eau ni nourriture pendant cinq jours, avant d'être transférées vers les camps du Loiret, puis à Auschwitz dont aucun des enfants ne reviendra.

À Lyon, les premières arrestations de Judéo-Espagnols ont lieu lors de la rafle du 26 août 1942, organisée par les autorités françaises. La quasi-totalité des 1 060 Juifs grecs arrêtés en France, pour la plupart des Judéo-Espagnols, sont déportés à Auschwitz par les convois 44 et 45 les 9 et 11 novembre 1942.

L'été 1942 marque toutefois un tournant et suscite des sympathies dans l'attitude de nombreux Français face au sort des Juifs de France. Un élan de solidarité va aider au sauvetage de nombreuses personnes. (C'est ainsi qu'en septembre 1943, ma mère, mes sœurs et moi avons été cachés par une famille de protestants, Gabriel et Aimée Galop, qui avaient eux-mêmes deux fillettes de 4 et 3 ans et nous ont hébergés chez eux après le départ de mon père pour un camp de travail forcé de l'organisation Todt dans l'île anglo-normande d'Aurigny, où les déportés étaient affectés à la construction du "mur de l'Atlantique").

Le 11 novembre 1942, la zone sud est occupée par les Allemands et les Italiens qui imposent aux Juifs les mêmes règles que dans la zone nord. À Marseille, une rafle commence le 22 janvier 1943 et se poursuit jusqu'au 28. Un millier d'inspecteurs et plus de 8 000 agents de police participent à ces opérations destinées à vider le quartier du Vieux-Port et à arrêter le plus grand nombre possible de Juifs. Au total, 1 642 personnes arrêtées, dont une grande partie d'origine judéo-espagnole, sont dirigées sur Compiègne, puis de là, sur Drancy et enfin, Sobibor par les convois 52 et 53 des 23 et 25 mars 1943. Le 17 décembre 1942, une déclaration dénonçant le génocide est publiée par la presse clandestine.

Il ne suffit pas de se cacher pour échapper à la traque. Inspirées par idéologie, par jalousie ou par appât du gain, les dénonciations se multiplient.

En zone sud non occupée, les lieux d'internement sont nombreux dans la région toulousaine : Noë, Gurs, le Vernet, Rivesaltes. En même temps, cette zone sert de passage vers l'Espagne et le Portugal. Pour sa part, la zone italienne devient un refuge pour de nombreux Juifs étrangers fuyant la zone occupée. Plus de 300 familles trouvent refuge dans la commune de St-Martin-Vésubie. Dès son arrivée à Nice, Aloïs Brunner organise avec son commando de SS un ratissage systématique de toute la Côte d'Azur.

Jusqu'en 1944, les autorités d'occupation n'arrêtent pas massivement de Juifs turcs, protégés par leur pays d'origine. Certains sont relâchés sur intervention du consulat. Le Gouvernement turc organise des rapatriements par train de citoyens reconnus. Du début de 1944 jusqu'au dernier convoi de déportation, 1 855 Judéo-Espagnols ont été déportés. Un grand nombre d'entre eux ont été arrêtés dans les derniers mois de l'occupation.

Dès 1943, des rafles sont organisées par Aloïs Brunner dans plusieurs maisons d'enfants de l'UGIF (Union générale des Israélites de France).

Au total, plus de 5 300 Judéo-Espagnols, dont près de 900 enfants de moins de 18 ans, ont été déportés pendant toute la période de l'occupation. Plus de 5 000 sont partis du camp de Drancy. Les principaux camps sont ceux de Compiègne, Pithiviers, Beaune-la-Rolande et Drancy, auxquels s'ajoute une multitude de petits camps d'internement disséminés sur tout le territoire français.

Dès les premières arrivées au camp de Drancy, une distinction se fait entre Juifs étrangers, apatrides ou de nationalité indéterminée et Juifs français. Ces derniers sont plus volontiers désignés comme "cadres du camp". Mais dès son arrivée et son affectation à la direction du camp, Aloïs Brunner réduit le nombre de catégories de déportés.

Le premier convoi, qui comprend 1 000 personnes, part de Compiègne à destination d'Auschwitz le 27 mars 1942. Les Allemands ont l'intention de faire partir plusieurs convois de 1 000 personnes afin de rendre la France Judenfrei. Lors de la déportation du 23 juin, pour la première fois, les conjoints d'Aryennes sont écartés. Mais après la rafle du Vel d'Hiv, il s'agit avant tout de remplir les trains.

Avec la mise en place de mesures anti-juives, les Juifs étrangers font l'objet d'une double discrimination, à la fois comme Juifs et comme étrangers. Toutefois, dans certains cas, la citoyenneté étrangère peut être source de protection, en épargnant du moins provisoirement les arrestations et la déportation.

Salonique dispose d'une forte population judéo-espagnole. Au début du XXe siècle, elle appartient à l'Empire ottoman et compte 120 000 habitants, dont 80 000 juifs sépharades. La Communauté juive de Salonique estime aujourd'hui que durant la Seconde Guerre mondiale, 96,5% de ses membres ont été exterminés dans les camps de la mort.

Rhodes, qui faisait partie de l'Empire ottoman, est occupée par l'Italie en 1912 et devient officiellement italienne en 1923. À son apogée, la population juive représente un tiers de la population de l'île, En juillet 1944, les Allemands qui occupent l'île déportent à Auschwitz la totalité de sa population juive où elle est en grande majorité exterminée.

Nombre de Juifs originaires de l'Empire ottoman bénéficient déjà du statut de Protégés qui leur confère la protection de la France. Pour les Judéo-Espagnols, le statut de protégé français est particulièrement attrayant. D'autres Juifs bénéficient de la nationalité ou de la protection espagnole, portugaise, britannique, russe ou allemande. En 1912, lorsque les Grecs conquièrent Salonique, plusieurs Juifs sollicitent la protection consulaire espagnole ou portugaise. Toutefois, en 1924, en Espagne, l'effondrement de l'Empire ottoman entraîne l'invalidation du statut de protégé, et le Directoire militaire conduit par Miguel Primo de Rivera émet un décret qui offre aux protegidos la possibilité d'acquérir la nationalité espagnole avant la date limite du 31 décembre 1930 sur dépôt d'un dossier au consulat compétent.

Les raisons de ce revirement des deux États ibériques en faveur des Juifs qu'ils ont expulsés 400 ans auparavant sont étranges. En Espagne, la découverte de la diaspora séfarade suscite sympathie et intérêt au sein des milieux libéraux, et au Portugal, la nouvelle république fondée en 1910 met en œuvre des mesures politiques bienveillantes envers les Juifs à l'étranger. Pour autant, le statut légal des Juifs reste flou, tout comme le statut des passeports délivrés par le Consulat espagnol aux Juifs considérés comme "subditos españoles". Du reste, ce décret est surtout motivé par la perspective que ces personnes puissent un jour se révéler utiles à l'Espagne, et son application est subordonnée à des instructions qui ne seront transmises aux consulats que fin mars 1928. Mais quand les militaires déclenchent l'insurrection contre la République et la guerre civile, le statut d'anciens protegidos espagnols demeure incertain.

Pour beaucoup de Juifs originaires de l’ancien Empire ottoman, l'administration osmanli reste un organe répressif visant à lever les impôts ou à recruter des jeunes hommes pour un service militaire d'une durée indéterminée. Comme par ailleurs, les registres de l'État civil sont gérés par le rabbinat, nombre de Juifs sont peu enclins à s'adresser à l'administration ou aux consulats, de sorte que les "papiers d'identité" sont une chose inconnue. C'est ainsi que certains actes de mariage établis en Turquie sont jugés illisibles et ne sont pas reconnus en France. Certains noms sont transformés par des transcriptions erronées ou approximatives : par exemple, Garih devient Garé, et Rashi devient Rassi. La plupart des États sont particulièrement soucieux d'accorder la naturalisation aux hommes jeunes, susceptibles d'être enrôlés dans l'armée. D'une façon générale, la politique relative à l'obtention de la nationalité constitue un instrument de pouvoir inspiré par des considérations démographiques. Le plus souvent, la propagande antisémite est prompte à reprocher à l'ensemble des Juifs leur prétendu "manque de patriotisme". En France, la moitié environ des Juifs sont étrangers, et leur statut juridique est complexe. Dans les pays occupés, plusieurs diplomates allemands, notamment Otto Abetz, ambassadeur d'Allemagne en France, mettent en œuvre une politique de répression antijuive impitoyable.

Les Juifs étrangers vivant en Allemagne et dans l'ensemble du Reich pendant le pogrome qui passera dans l'histoire sous le nom de "Nuit de cristal" (9-10 novembre 1938) ne sont pas épargnés, mais seuls les Juifs allemands se voient imposer une "amende de réparation" d'un milliard de Reichsmark. Cependant, Hitler ordonne qu'aucune disposition spéciale susceptible de bénéficier aux Juifs étrangers ne soit intégrée aux lois et décrets antijuifs. Néanmoins, dès l'automne 1941, plusieurs Juifs turcs ou italiens sont relâchés sur intervention de leur consulat respectif.

Un grand nombre de Judéo-Espagnols avaient la nationalité d'un pays neutre (Turquie, Espagne, Portugal, pays d'Amérique latine) ou alliés de l'Allemagne (Bulgarie, Italie, Roumanie) et pouvaient donc bénéficier d'exemptions ou de protection. L'effondrement de l'Empire ottoman, de l'Autriche-Hongrie et de la Russie tsariste engendre des millions de réfugiés et d'apatrides et de sans papiers ou "indéterminés". En juillet 1940, le gouvernement de Vichy vote une loi qui revient sur les naturalisations postérieures à 1927 et vise notamment quelque 6 300 Juifs, parmi lesquels figurent plusieurs centaines de Judéo-Espagnols comptés au nombre des "indésirables".

Pendant la guerre, le gouvernement turc dénaturalise des milliers de ses citoyens juifs installés dans des pays sous occupation allemande (dont 2 000 à 3 000 résidant en France). Parmi les Juifs "apatrides" ou "indéterminés" des listes de Drancy, on trouvera un fort pourcentage de Juifs originaires de Turquie ayant perdu leur nationalité turque.

Durant l'hiver 1941-1942, plusieurs consulats interviennent en vue d'obtenir la libération de leurs ressortissants, ce qui amène à définir des catégories de Juifs "déportables" et "non-déportables". L'Espagne adopte une politique similaire, chassant et dénaturalisant un nombre non déterminé de Juifs résidant sur son territoire. Quant au Portugal, il considère avec méfiance et hostilité les Juifs ayant obtenu la nationalité portugaise depuis le début du siècle.

Les Juifs apatrides ne bénéficient d'aucune protection et deviennent la cible effective des arrestations et des déportations. Pour nombre de Judéo-Espagnols, le fait que les autorités de leur pays respectif ne reconnaissent la citoyenneté que d'une faible proportion d'entre eux, déclarés comme Juifs turcs, espagnols ou portugais par Vichy, sera pour eux lourd de conséquences. La non-reconnaissance voire la déchéance de leur nationalité par les autorités turques affecte l'écrasante majorité des quelque 3 500 Juifs enregistrés comme Juifs turcs par les administrations française et allemande. Ainsi, la majorité des Juifs considérés comme turcs, espagnols ou portugais sont brusquement relégués dans la catégorie des apatrides et privés de la moindre protection. Les listes des Juifs internés comptent 248 Juifs turcs détenus à Drancy et 26 transférés à Compiègne.

Otto Abetz, ambassadeur d'Allemagne à Paris, propose d'exiger des divers gouvernements concernés qu'ils approuvent l'application des mesures antijuives aux 500 juifs italiens, 3 046 turcs, 285 espagnols, 1 416 grecs, 1 537 hongrois et 139 suisses résidant en France. Peu après, les Juifs bulgares et roumains quittent la France dans les trains de la mort.

Pour leur part, dès 1941, les diplomates italiens en poste en France et dans d'autres pays sous contrôle allemand s'élèvent contre l'application des mesures antijuives aux Juifs italiens. L'année 1943 marque le début des déportations depuis la Grèce et l'occupation de l'Italie.

Les pays sous occupation allemande étaient-ils au courant de l'extermination massive des Juifs ? Que savaient-ils du sens réel de l'expression "déportations vers l'est" ? En septembre 1942, le monde occidental reçoit les premières informations en provenance de la Pologne faisant état d'assassinats massifs de Juifs, mais refuse de leur accorder crédit. Le gouvernement polonais en exil à Londres transmet des informations détaillées aux alliés comme aux gouvernements des pays neutres, les priant d'accueillir les réfugiés juifs polonais. Finalement, le 17 décembre 1942, douze gouvernements alliés rédigent une déclaration commune sur l'extermination de la population juive en Europe. Donc, au plus tard à cette date, tous les gouvernements savent.

En septembre 1943, l'occupation de l'Italie par les troupes allemandes met fin à la protection des Juifs italiens, qualifiés de "déportables". À partir d'octobre 1943, le convoi No 60 et les suivants déportent de nombreux Juifs italiens originaires de Smyrne, Salonique et Rhodes.

En France, le nombre de Juifs originaires de Turquie est estimé à environ 3 500. En septembre 1942, le consulat de Turquie organise le rapatriement en Turquie d'un groupe de 32 Juifs turcs, majoritairement des hommes susceptibles d'effectuer leur service militaire. En revanche, Ankara donne des instructions explicites à ses diplomates de n'entreprendre aucun rapatriement groupé. En octobre 1942, le ministre turc des affaires étrangères informe l'ambassade d'Allemagne que la Turquie s'apprête à dénaturaliser certains Juifs vivant à l'étranger. En revanche, en décembre 1942, le consul général de Turquie à Marseille, Bedî Arbel, incite ouvertement les Juifs turcs à se faire rapatrier. Toutefois, le consul général de Turquie en poste à Paris ne reconnaît comme ressortissants turcs que 631 personnes sur les quelque 3 500 Juifs résidant en zone nord occupée. À Paris, confortée par le refus massif opposé aux Juifs turcs par leurs divers consulats, l'Allemagne décide de procéder immédiatement à l'arrestation et à la déportation des Juifs turcs "non reconnus", dont le nombre dépasse 2 400. Mais à Berlin, soucieux de ménager les relations germano-turques, Wilhelm Melchers, chef du département chargé des relations avec la Turquie, obtient que les Juifs turcs, y compris "non reconnus", soient majoritairement exclus des rafles, et ce jusqu'en 1944. Néanmoins, nombre de Juifs turcs sont quand même arrêtés et déportés lorsque les autorités turques refusent d'intervenir pour les faire libérer. Ces autorités sont soucieuses d'empêcher une immigration massive de Juifs en Turquie. Finalement, avec les derniers convois de juin et juillet 1944, des centaines de Juifs turcs sont déportés vers les camps de la mort.

Dans le cas de l'Espagne, en 1942, la France compte environ 2 000 Juifs de nationalité espagnole, originaires pour la plupart de l'ancien Empire ottoman. Les représentants de ces Juifs demandent à Franco d'autoriser leur rapatriement, et le 15 mars 1943, les autorités espagnoles accordent cette autorisation à une centaine d'entre eux, mais exigent qu'elles s'engagent ensuite à quitter l'Espagne sans délai. Au total, environ 440 Juifs sont rapatriés en Espagne.

Comme dans le cas de l'Espagne, la plupart des Juifs portugais étaient des sujets ottomans arrivés en Europe occidentale au début du XXe siècle. Après des hésitations et des démarches des consuls du Portugal à Marseille et à Paris, et malgré des réticences, Salazar autorise le rapatriement de 137 Juifs portugais, et les services d'Eichmann sont contraints de l'accepter.

Finalement, en additionnant les chiffres des rapatriements de l'Italie, de l'Espagne, de la Turquie et du Portugal, environ 2 000 Juifs majoritairement sépharades ont pu être soustraits à la politique génocidaire de l'Allemagne. À la fin de la guerre, la plupart d'entre eux sont retournés vivre en France.

De nombreux Judéo-Espagnols doivent leur survie à l'intervention d'un consul. En s'engageant ainsi pour sauver des Juifs persécutés, ces consuls finissent parfois par se retrouver en conflit avec les autorités de leur pays. Tel est le cas notamment d'Aristides de Sousa Mendes, Consul général du Portugal à Bordeaux, qui a travaillé nuit et jour pour délivrer des milliers de visas, contrairement aux ordres de son gouvernement. Il finira par être radié de la carrière diplomatique et mourra en 1954 dans un total dénuement. En 1966, le mémorial de Yad Vashem lui décernera le titre de Juste parmi les Nations, et il sera réhabilité à titre posthume par le gouvernement portugais en 1988.

Finalement, le débarquement allié en Afrique du Nord en novembre 1942 et les lourdes pertes subies par les Allemands incitent les gouvernements de plusieurs pays neutres à se tourner vers les alliés occidentaux et à réviser leur position à l'égard de leurs ressortissants juifs.

Albert Routier, consul honoraire de Turquie à Lyon, utilise tous les moyens légaux et semi-légaux dont il dispose pour protéger les Juifs turcs relevant de son consulat mais aussi de l'ensemble de la zone sud. Décédé en 1976, il reçoit à titre posthume la médaille des Justes parmi les Nations.

De même, grâce à l'inlassable engagement de Bernardo Rolland y Miota, consul d'Espagne à Paris, en faveur de ses compatriotes, de nombreux Juifs espagnols ont pu échapper aux griffes des nazis.

Finalement, l'écrasante majorité des Judéo-Espagnols survivants de la Shoah doivent leur survie à une multitude de personnes qui leur ont porté assistance : voisins, collègues, organisations de secours juives et non-juives, sans oublier tant d'hommes et de femmes engagés dans la résistance. Certains policiers chargés de les arrêter ferment les yeux et laissent les Juifs s'échapper au lieu de les arrêter (C'est le cas de ma mère, mes sœurs et moi, en juin 1944).

La banque de données des Justes à Yad Vashem atteste qu'en France, plusieurs dizaines de Judéo-Espagnols ont réussi à échapper à la Shoah grâce à l'aide de Français non-juifs, honorés à ce titre par la médaille des Justes.

Dès 1947, des ouvrages relatent l'activité des organisations juives en France sous l'occupation : il s'agissait en effet de prouver que les Juifs n'ont pas toujours été des victimes passives de la terreur nazie, mais ont lutté avec courage contre l'hitlérisme et les méfaits de l'antisémitisme.

Dès 1939, des Juifs venus des mondes séfardis viennent gonfler les rangs des engagés volontaires désireux de combattre l'Allemagne (Légion étrangère [tel fut le cas de mon oncle Marcel - Mordo Alfandary], Régiments de marche de volontaires étrangers, etc.). Plusieurs noms sépharades figurent parmi ceux des 53 000 volontaires juifs identifiés.

Par ailleurs, parmi les grandes figures de l'engagement moral et spirituel, on peut citer le Rabbin Moïse Cassorla à Toulouse, dont l'activité de résistance cultuelle, sociale, culturelle et philanthropique à Toulouse se poursuit jusqu'à son entrée en clandestinité en février 1943. Le Grand Rabbin Nissim Ovadia, à qui l'on doit le temple de la rue Saint-Lazare et l'Union Universelle des Communautés Séphardites créée au Congrès de Londres en 1935, quitte la France en août 1940 par l'Espagne et le Portugal et s'installe à New York en mars 1941. Et le chantre José Papo, qui s'engage dès les premières rafles dans le domaine des œuvres sociales (colis pour Drancy, goûters pour les vieillards de la Cantine populaire Séfardite). Arrêté en septembre 1942, transféré à Drancy, puis libéré, il contacte plusieurs consulats et permet le rapatriement de plusieurs internés séfardis grâce à l'intervention du Consul d'Italie et du Vice-Consul du Portugal. Son action dans le domaine de la résistance se traduit par l'obtention de fausses cartes d'alimentation, le placement d'enfants dans des villages ou des institutions catholiques et sa participation à des réunions avec les résistances juives comme la WIZO et l'OSE. Après la guerre, il poursuit son action sociale auprès des rescapés de la Shoah.

Des Juifs sont également présents dans les rangs de la résistance. Ces résistants juifs ont à faire face à la fois aux Allemands et au gouvernement de Vichy. Les réseaux de résistance juifs (Armée Juive, Éclaireurs Israélites) s'inscrivent sous la bannière de l'Organisation juive de combat (OJC).

Marc Amon entre aux EI en mars 1942. Dès 1943, sous les ordres de Robert Gamzon (Castor) il oriente les jeunes vers les maquis du Tarn et de la Dordogne. Capturé le 22 juillet 1944 par la Gestapo et la Milice, interné à Drancy, il est déporté le 31 juillet 1944 vers Auschwitz par le convoi 77.

Eddy Florentin (Flamant), mène une activité sociale en tant que chef des EI (hébergement d'enfants, rapports avec la résistance). Arrêté le 19 juillet 1944, il est torturé rue des Saussaies, interné à Fresnes puis à Drancy et déporté à destination de Buchenwald, il s'évade, et est recueilli par les FFI. En 1986, un décret lui accordera le titre de déporté résistant, et il recevra en 2002 la Croix de Chevalier de la Légion d'Honneur.

D'autres noms méritent d'être cités : Marcel Gerson, chef régional à Toulouse ; Lydia Salmona, née Béhar; David Catarivas; Marcelle Valensi, à qui l'on doit le sauvetage de 106 enfants des camps de Poitiers; Denise Caraco (Colibri) épouse Siekierski, membre des EIF; Théo Klein; et de nombreux autres.

Après cette longue description figure la liste des 5 300 Judéo-Espagnols déportés de France, qui s'étend sur plus de 200 pages, puis des portraits de déportés, parmi lesquels figuraient de nombreux résistants. En brossant un tableau complet de la vie et de la situation des Judéo-Espagnols qui vivaient en France pendant la Seconde Guerre mondiale, cet ouvrage vient compléter les nombreux écrits consacrés à la vie des Juifs sous l'occupation et à ce titre, il rend hommage à cette communauté et à la précarité de sa situation dans la France de Vichy.

Conclusion

On doit aux efforts conjugués des militants des organisations juives et des résistants, ainsi qu'à l'intervention de Français non juifs et au courage et à la volonté de femmes et d'hommes juifs de survivre que les trois-quarts environ de la Communauté juive de France ont pu échapper à la mort. Comme l'écrit Edgar Morin : "Je luttais à la fois pour la libération de la France et pour l'émancipation de l'humanité".


* Our reviewer Albert Garih, whose family was from Turkey, grew up in France and was a hidden child during the Holocaust. A retired officer of the World Bank, where he served as translator and interpreter in the bureau of language services, French department, he is a volunteer guide at the United States Holocaust Memorial Museum.

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